CONFERENCE – « Intimité, couple et famille en temps de confinement »

A quoi faut-il veiller dans les familles pendant ce confinement ?

Ce qui manque le plus dans les situations de confinement c’est l’intimité à tous niveaux dont on dispose plus habituellement, en travaillant, en sortant à l’extérieur, en ayant différentes appartenances : clubs sportifs, associations, églises, amis, etc.

Sous un même toit, différents territoires d’intimité cohabitent : de la famille, du couple, de la fratrie et de chaque individu. Tous ces éléments revendiquent un territoire d’intimité, ce qui déjà dans un temps non confiné est complexe. Avec le confinement, la complexité a augmenté.

Qu’appelez-vous “intimité” exactement ?

L’intimité, qu’elle soit de famille, de couple ou individuelle, est complexe dans sa structure puisqu’elle contient des éléments de différente nature mais toujours, selon moi, de trois ordres : physique, psychique et du domaine des compétences. Il me semble que l’on puisse distinguer, par exemple, pour l’individu, des éléments physiques – le corps, l’espace proxémique, l’argent, les possessions etc. -, des éléments psychiques – les rêves, les croyances, les pensées, les souvenirs, les convictions -, mais également un domaine intime de compétences. Ainsi nous avons un domaine de compétences professionnelles que nous n’aimons pas qu’il soit remis en question par le monde extérieur sans notre accord. Nous retrouvons cette distinction dans les autres domaines d’intimité.

Prenons le couple. Son territoire d’intimité est constitué de ce que chacun abandonne au couple : ça peut être les organes sexuels, le corps dans son ensemble, jusqu’aux vêtements que chacun choisit en tenant compte du goût de l’autre. Ca peut être aussi des compétences, des croyances. Très souvent, les jeunes couples abandonnent beaucoup d’intimité au couple. Un couple re-recomposé en donne moins. Ce qui pose d’autres problèmes.

La fratrie quant à elle revendique des jeux privés, des territoires – une chambre -, des secrets, des éléments de compétences – sur les tablettes et les écrans par exemple. Les individus demandent chacun un espace propre, un droit à avoir une opinion, des savoirs, à développer des compétences – sportives, professionnelles ou autres. La famille revendique un territoire d’intimité – la maison -, des normes morales, politiques, religieuses, et des compétences – en matière d’éducation par exemple.

Autrement dit, quatre mondes d’intimité se trouvent en compétition, qui demandent à exister, et chacun de ces mondes va être délimité. Sachant que des limites ne sont pas des frontières : ce sont des membranes perméables, qui laissent entrer et sortir des éléments. Un tri est effectué.

Quelles situations risquent de favoriser l’émergence de difficultés ?

L’espace étant limité, il va y avoir des revendications de tous ces ensembles pour les mêmes pièces ou coins de pièces. Or il n’y a qu’un seul wc, une seule salle-de-bain la plupart du temps, et une grande difficulté à s’isoler. Nous sommes dans une situation presque expérimentale à ce sujet.

Il y a un autre facteur de risque que cette proximité : s’il y avait des difficultés antérieures, latentes, elles risquent de se potentialiser. Enfin, il existe un troisième facteur aggravant, qui est important : il n’y a pas de regard extérieur porté sur ce qui se passe à l’intérieur. Comme dans une institution fermée. Et on sait très bien que ce sont des situations extrêmement dangereuses. Parce que la désinformation peut fonctionner sans contre-point.

La désinformation ?!

La désinformation n’est pas le mensonge. La désinformation désigne le fait de mettre en question les perceptions de l’autre. Un exemple : madame a subi une violence de la part de son conjoint. Mais lorsqu’elle évoque ce fait à celui qui l’a violentée, elle s’entend répondre : “mais ce n’était pas du tout une violence, ce n’était pas du tout appuyé, tu n’as rien compris, de toutes façons c’est toi qui a commencé, d’ailleurs, tu n’as même pas pleuré”. Autrement dit : “ce que tu as subi, tu ne l’as pas subi, ce que tu perçois, tu ne l’as pas perçu, ce que tu crois, tu ne dois pas le croire”. La désinformation est un mécanisme très puissant qui naît dans un contexte particulier : comme pour le double lien, la désinformation n’est possible que lorsque le lien affectif est très fortement investi et tant qu’il n’y a pas de témoins extérieurs. La question qui se pose à celui ou celle qui subit une désinformation est la suivante : « Est ce que je dois croire ce que je perçois, ou est ce que je dois croire la personne qui me dit que je ne le perçois pas et à laquelle je suis attaché(e) ? » Il est clair que la situation de confinement qui empêche tout regard extérieur va favoriser la poursuite des violences dans ce cas.

Quelles formes peuvent prendre les conflits dans ces luttes d’intimités ?

Premier cas de figure : un membre de la famille envahit le territoire de l’autre. Par exemple, dans un couple recomposé, avec les deux filles de 16 et 17 ans de madame. Ces deux filles monopolisent le lit de la chambre conjugale sous prétexte que l’écran de télévision est plus grand que celui du salon. Monsieur ne comprend pas. Madame les défend. Il y a conflit suite à envahissement.

Deuxième cas de figure : l’effraction dans le domaine d’intimité de l’autre. Par exemple, une femme se plaint de son fils qui demande à remonter un ordinateur de la cave dans sa chambre, “pour faire les devoirs”. Le père refuse net. La mère se sent extrêmement mal parce qu’elle estime que la bonne réponse serait : “nous allons en parler avec ta mère”. Elle se sent effacée, pas respectée dans son domaine de compétence dans lequel son conjoint a fait effraction.

Il y a des limites qui se transforment en frontières aussi, quand l’un des membres du groupe privatise un espace commun. Il peut y avoir également des trahisons, quand l’un des frères dénonce un autre par exemple. Ou encore l’introduction par l’un des membres d’éléments étrangers qui n’étaient pas conviés par les autres : de l’alcool en quantité, des drogues, etc.

Un membre du groupe peut enfin s’approprier le corps d’un autre. Dans un couple notamment, où chacun donne et peut retirer habituellement mais dans lequel parfois cette intimité commune se banalise. L’intime devient du familier, qui peut créer des familiarités, qui peuvent mener aux violences.

Toutes ces situations peuvent survenir dans des contextes ordinaires, mais le confinement les aggrave. Il est noté une augmentation significative des violences intra familiales, violences psychiques, violences physiques et à tous niveaux : conjugales, sur les enfants, entre les enfants. D’autres symptômes peuvent survenir : des comportements dépressifs, voire dans certains cas des conduites psychotiques et quelquefois des violences sur soi, dont des fugues et tentatives de suicide et aussi.

Comment les familles peuvent-elles réagir ?

Il s’agit d’abord d’identifier de quoi il s’agit, ce qui se cache derrière les termes employés. Un certain nombre de difficultés viennent d’un mythe contemporain : la co-parentalité, l’idée que les deux parents doivent décider de tout ensemble pour leurs enfants. Ils consultent parce qu’ils sont en désaccord sur le modèle éducatif. Ils sont entrés dans une boucle d’autorégulation : plus l’un est souple, plus l’autre est rigide, et réciproquement, et tous les deux s’exaspèrent. Dans une situation de confinement, ça ne peut que s’aggraver.

Je conseille beaucoup l’alternance dans ces cas-là. Chacun des deux parents est responsable des décisions pendant huit jours concernant les enfants. Ca peut être pendant quinze jours s’ils sont adolescents puisqu’il y a moins de décisions à prendre. Pendant ce temps, l’autre parent est en vacances parentales. Les différences éducatives s’atténuent parce que celui qui est plus souple ne peut pas l’être tout le temps, et réciproquement. Les enfants s’y retrouvent bien et ils ne peuvent pas manipuler les parents.

Une autre proposition correspond à une autre préoccupation : les violences des adolescents sur leurs parents. C’est une nouveauté, on en a de plus en plus. Et j’en vois la cause dans l’oubli d’une dimension importante de la famille. Les parents entretiennent la relation avec les enfants – discussions, textos, accompagnement à des activités, etc. – mais ils ont négligé la dimension d’appartenance. Parents et enfants appartiennent à un groupe, ce qui implique de l’entraide et de la solidarité.

Le confinement est une fabuleuse occasion pour leur transmettre que les parents et les enfants sont membres d’un groupe, à égalité. Ca peut donner lieu à des réunions hebdomadaires, sur le modèle des associations, avec un président, un secrétaire, un ordre du jour. Chacun amène des sujets qu’il souhaite aborder. Et on voit en quoi chacun est prêt à s’engager pour le groupe pour accomplir certaines tâches. Curieusement, des enfants qui apparemment ne vivaient que pour eux se révèlent coopérants lorsqu’il est leur est proposé d’être responsable d’une mission. Et il est très étonnant ce que les enfants peuvent alors proposer : « ben, oui, moi je pourrais peut-être débarrasser la table, faire ceci ou cela ou organiser une soirée télé pour vous ». Une dimension horizontale se met en place en complément de la dimension verticale parents-enfants. Il s’agit de leur transmettre un sentiment d’appartenance à leur famille qui passe aussi par la transmission de valeurs, d’une histoire, l’explication du choix des prénoms, et qui, pour moi, est un élément important pour civiliser, pour humaniser les enfants. Ce qui a pu se mettre en place dans ce moment difficile pourra tout à fait se poursuivre lors du déconfinement.

Donc vous conseillez l’alternance parentale, les réunions familiales… Vous avez une recommandation à apporter à chacun, individuellement, dans le logement ?

Il est nécessaire que chacun puisse avoir son espace, même un simple tiroir, un angle dans une pièce, où il peut faire ce qu’il veut, le ranger ou non. Par exemple, j’ai reçu un couple dans lequel madame a son espace, la cuisine. Elle a sollicité de l’aide à son mari puisqu’il était plus présent à la maison. Depuis les conflits n’ont pas cessé : il a décidé qu’elle avait un égouttoir affreux, qu’il fallait changer, que la vaisselle était mal rangée ou du moins de façon peu rationnelle. C’est devenu infernal chez eux.

Aujourd’hui, les rôles dans les familles sont extrêmement mal définis. Nous avons une occasion en ce moment de redéfinir les responsabilités. Il est important de ne pas être sur les mêmes créneaux. L’un prend en charge une tâche et l’autre, déchargé, ne s’en occupe plus. Ca peut libérer pas mal les familles. Le but de ces manoeuvres est d’atténuer les conflits de territoires, qui mènent souvent à des violences.

Qu’en est-il du déconfinement à venir ? Peut-il y avoir un repli sur les couples et les familles ? Notre sociabilité sera-t-elle jamais comme avant ?

Le déconfinement va avoir le même effet que lorsqu’on sort d’une plongée sous-marine difficile ou après la descente de piste noire glacée, voire l’atterrissage d’un parapente alors qu’il y a eu des vents contraintes. C’est-à-dire qu’il y aura d’abord un sentiment d’élation, d’allégresse, de liberté, un sentiment d’exister puissant. Et puis, très rapidement, on va prendre conscience qu’on retrouve le sol, c’est-à-dire qu’on retrouve la pesanteur, au sens scientifique du mot. La pesanteur de la vie quotidienne. Et, là, ça va être l’occasion soit de remises en question, soit de réactions dépressives, qui vont peut-être être fréquentes.

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