INTERVIEW – « L’enfant ignore souvent sa propre histoire familiale »

Pour construire sa vision du monde, un enfant doit pouvoir s’appuyer sur l’histoire familiale, estime le psychiatre Robert Neuburger. Or la capacité de transmettre est, selon lui, en crise au sein de nombreuses familles.

Propos recueillis par Elsa Fayner. Publié vendredi 11 mai 2018 dans Le Temps et sur son site.

Robert Neuburger est psychiatre à Genève et à Paris. Thérapeute réputé, auteur d’une douzaine de livres sur le couple et la famille, il reçoit de plus en plus de parents dévoués, qui s’occupent de leurs adolescents, les accompagnent dans leurs activités, mais estiment ne rien avoir à leur léguer, ni histoire ni vision du monde. Il s’inquiète de voir la famille perdre sa fonction de «machine à transmettre».

Le Temps: Quel est le rôle d’une famille?

Robert Neuburger: Elle doit permettre de transmettre à la génération suivante la capacité d’elle-même transmettre. Qu’il s’agisse d’une vision du monde ou d’une façon de concevoir le couple, la relation hommes-femmes, le lien parents-enfants, l’inscription dans un monde professionnel, le rapport aux autres, bref tout ce qui structure l’enfant et le tire vers l’avant.

Sur quoi repose cette vision du monde?

Elle se justifie essentiellement par le passé et l’histoire de la famille, ainsi qu’au travers des valeurs morales, politiques, religieuses qui en découlent. Cela ne signifie pas que l’enfant va nécessairement suivre ces indications mais qu’il pourra se situer, choisir. La transmission est donc quelque chose de vivant. Ce n’est pas mécanique, comme un paquet qu’on laisserait à quelqu’un. L’enfant aura un pouvoir critique dessus. Sinon il n’y a pas de projet.

On dit souvent: «L’enfant doit être libre de choisir sa vocation.» Mais en fonction de quoi? Je reçois des parents aux religions différentes qui n’ont transmis aucune d’entre elles en disant «Mon fils ou ma fille pourra choisir plus tard». Ou alors d’autres qui n’ont aucun projet professionnel pour lui ou elle. Mais si l’enfant n’a rien reçu, comment pourra-t-il choisir? Alors que si vous lui dites «Je veux que tu sois pratiquant de cette religion ou que tu sois médecin», ce dernier va suivre cette voie ou, comme souvent, faire bien autre chose!

Les parents défendent souvent la liberté et l’autonomie. En fait, l’autonomie, c’est le choix des dépendances, ce n’est pas faire n’importe quoi. Ces parents, souvent porteurs de valeurs écologistes, pensent que la nature est bonne et donc qu’il faut la laisser spontanément s’exprimer. C’est bien pour les plantes, mais pour les enfants, cela ne marche pas.

Où en est-on de cette transmission aujourd’hui?

Il n’y a plus beaucoup de familles où l’idéologie est forte. Quand elle est assumée, les demandes des parents sont parfois trop lourdes, ce qui peut poser problème à l’enfant, alors dans l’impossibilité de faire un choix personnel pour son avenir. Ces familles sont aujourd’hui minoritaires par rapport à celles où la transmission est, au contraire, quasi absente avec des parents qui s’occupent très bien de leur progéniture mais ne sont pas préoccupés par ce qu’il est souhaitable de transmettre à un enfant pour le structurer et qui ne se résume pas à l’intérêt pour sa scolarité.

Quelles conséquences dans le fonctionnement de ces familles où la dimension de transmission semble trop faible?

Si cet axe de croyances, d’histoires, de rituels qui structure une famille est trop faible, il peut entraîner des conséquences dommageables dans la relation parents-enfants. Dans ce cas, l’absence de transmission d’une vision du monde s’accompagne souvent d’une lacune concernant la place de l’enfant dans sa famille. Car il existe un lien qui n’est pas seulement celui qui le relie à ses parents – lien vertical, lien de nourrissage – mais également un lien horizontal, celui qui lui fait sentir qu’au-delà de la relation avec son père et sa mère, il appartient à un groupe avec ce que cela suppose d’entraide, de solidarité, de partage.

Aujourd’hui, je vois nombre d’enfants qui reçoivent mais qui ne participent pas. C’est ce que j’appelle le phénomène des enfants-cerises qui ne se sentent pas appartenir à une famille mais uniquement «accrochés» à des parents qui prennent soin d’eux sans réciprocité, comme des cerises à une branche…

Des «enfants-cerise»?

Ce sont des enfants qui sont accrochés à un couple mais qui ne sont jamais entrés dans leur famille. On observe une inversion de la dette transgénérationnelle. Traditionnellement, l’enfant avait une dette morale à l’égard des parents qui l’avaient élevé. Certes celle-ci était parfois trop lourde, mais aujourd’hui, on observe le phénomène inverse: des enfants qui ont le sentiment que leurs géniteurs leur doivent tout, et des parents qui donnent mais qui n’attendent rien de leurs enfants. Habitués à recevoir, ces enfants continuent à considérer que les parents sont corvéables à merci. Mais, plus ces jeunes grandissent, plus leurs demandes deviennent importantes. Si à 10 ans, ils réclament un Lego, à 18 ans ils demandent une voiture. Et, là, les parents calent. Ces enfants sont incapables de gérer la frustration. Et ça peut se passer extrêmement mal.

Quelles sont les conséquences à terme?

Psychiatres, pédopsychiatres, psychothérapeutes, nous recevons de plus en plus de familles confrontées à une adolescence difficile. Il s’agit souvent de violences de la part de l’adolescent sur les parents, verbales et parfois même physiques. Ces parents ne présentent pas de pathologies particulières. Ils sont gentils, dévoués. Ils ne comprennent pas ce qui se passe. Mais on repère souvent des lacunes considérables, en particulier concernant la place de l’enfant comme porteur d’un projet familial et pas seulement comme le produit d’un couple, ainsi que sur ce qu’il doit intégrer de solidarité du fait de son appartenance à sa famille.

D’où vient d’après vous cette rupture dans la manière d’éduquer les enfants?

Les enfants d’aujourd’hui ne sont pas seulement des «enfants désirés», ce sont aussi des «enfants décidés» du fait des progrès dans le domaine du contrôle de la procréation. Et cela peut poser problème car cela responsabilise, voire culpabilise, les parents: c’est leur décision qui a engendré leur enfant. Du coup, cette réalité peut entraîner une inversion de la dette transgénérationnelle: ces parents sont en dette vis-à-vis de celui auquel ils ont décidé de donner la vie. Ils en oublient ainsi de transmettre à leur enfant qu’il a lui-même une responsabilité liée à son appartenance au groupe familial. Je vois des jeunes qui restent des éternels enfants décidés. A qui on n’a pas permis d’intégrer l’idée qu’ils font en réalité partie d’une famille.

Quels conseils donner alors aux parents?

Il est important que les parents montrent, analogiquement, qu’eux-mêmes ont des parents, dont ils s’occupent, dont ils sont solidaires, qui ont leur place dans la famille. Et aussi que les enfants ne sont pas seulement des réceptacles, des êtres à prendre en charge, mais qu’ils ont eux aussi des responsabilités. Ils doivent ainsi participer à la vie familiale, dans le partage des tâches par exemple. Chaque enfant peut faire quelque chose pour les autres, comme mettre le couvert à table. Cette responsabilisation est un mode extraordinaire pour faire comprendre à l’enfant qu’il appartient à une famille. Un certain nombre de décisions peuvent également être prises en commun.

On doit aussi veiller à respecter certains rituels familiaux, des repas ensemble par exemple. Et intégrer progressivement un certain nombre de valeurs qui ont été transmises aux parents. Ces derniers peuvent raconter leur propre enfance, l’histoire des familles d’origine, et tout ce qu’ils souhaitent transmettre du passé pour la construction du futur.

Le passé doit donc encore occuper le présent pour mieux envisager l’avenir?

Je me rends compte, quand je reçois ces familles en difficulté, que les enfants ne savent pratiquement rien de l’histoire familiale, au sens mythique du mot: les valeurs que les parents ou la famille ont défendues, le mythe familial, tout ce qui permet de se créer un certain nombre de convictions, dans lesquelles les enfants pourront choisir. Il n’y a pas que les anecdotes à transmettre. Il y a aussi et surtout des valeurs. Par exemple «nous sommes une famille honnête», «nous sommes une famille respectueuse de ceci ou de cela», «nous sommes une famille pratiquante de ceci ou de cela», une religion ou un sport. Une famille, ce n’est pas simplement deux êtres en couple qui ont décidé de faire des enfants ensemble.

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